Shane Aspegren / Nicolas Laureau / Jérôme Lorichon / Quentin Rollet – Scaring The Mice For Revenge

Shane Aspegren / Nicolas Laureau / Jérôme Lorichon / Quentin Rollet

Scaring The Mice For Revenge par Julien Bécourt.

Il y a des disques qui ne trompent pas : leur intemporalité les situe d’emblée au-dessus de la mêlée, et le sentiment de clarté qu’ils procurent les éloigne de toute futilité. Il en va ainsi de Scaring The Mice For Revenge, célébrant les retrouvailles en studio de quatre amis de longue date, dont les projets respectifs se sont souvent entremêlés. Forts d’une longue carrière dans la scène indé, Nicolas Laureau (Don Nino, NLF3, we:mantra) et Quentin Rollet se redécouvrent artistiquement après avoir longtemps fait route commune, tandis que Jérôme Lorichon et son complice Shane Aspegren, maintenant installé à Hong Kong, prennent temporairement congés de leur proverbial duo The Berg sans Nipple. Chacun d’entre eux s’est illustré en solo ou en guest dans de multiples formations – de Herman Dune à Zombie Zombie en passant par Songs:Ohia, Bright Eyes ou Françoiz Breut, pour ne citer que les plus célèbres. Leur point commun ? Redéfinir encore et encore leur pratique, s’ouvrir à tous les champs possibles d’expérimentations musicales, ne jamais se laisser enfermer dans une case.

Assermentée par l’ingénieur du son Johannes Buff, la session se déroule avec une fluidité déconcertante, d’une seule traite et sans overdubs. Ressuscitant le jazz spirituel et teinté d’hindouïsme de Pharoah Sanders ou d’Alice Coltrane, le quatuor ouvre une brèche vers la porte des étoiles. Plutôt que la fureur électrique et les pics accidentés, c’est un horizon méditatif qui se dessine, une quête de beauté et de plénitude en réponse au chaos de l’époque et à ses polarités tyranniques. Libérée de tout formatage, la formation instrumentale se laisse divaguer hors des modes et des tendances du moment. Délaissant la guitare de NLF3 et le songwriting intimiste de Don Nino, Nicolas Laureau se ressaisit du sitar avec la dextérité qu’on lui connaît, Quentin Rollet joue des ondulations free de son saxophone, entendu aussi bien chez Red Krayola que Nurse with Wound, Shane Aspegren fait tanguer ses polyrythmies jusqu’au tournis tandis que Jérôme Lorichon, équipé d’un spacedrum et d’oscillateurs homemade, ponctue l’ensemble de discrètes impulsions électroniques. Tout semble ici converger vers une synthèse miraculeuse de la musique improvisée, de l’electronica analogique, du jazz-qui-n’en-est-pas, du rock « dégenré » et de traditions transcontinentales, naviguant sans gouvernail du Nil au Gange, de Tombouctou à Katmandou, du Rift à l’Indus et de Madras à Bali.

C’est dans ces sanctuaires où demeurent les trésors spirituels de la civilisation que le groupe puise surtout son inspiration, au fil de compositions aériennes et chaloupées qui semblent se structurer par elles-mêmes. Sur Bamboo Stick Shop, pièce maîtresse du disque avec ses dix-huit minutes de voyage en tapis volant, le velours du saxophone et les vibrations du sitar enrobent une basse moelleuse et des percussions toutes en retenue. Encore frissonnant, on entame la traversée des Grandes Plaines sur Cow Face Posturing, où les oscillations primitives creusent une anfractuosité entre chien et loup dans laquelle les musiciens s’engouffrent à l’aveuglette, mais où chaque élément se répond et finit par tomber à sa place – des soufflotements trademark de Rollet aux calebasses, grelots et clochettes ensorcelantes de Aspegren.

Fermement arrimé une boucle déclinée jusqu’au tournis, Birds Riding On Top Of Trucks virevolte sur une route cabossée et vertigineuse, dans un élan presque groovy qui n’a rien à envier aux orchestres de Gamelans indonésiens. A Charming Snake Pit se développe graduellement autour du bourdon et d’une litanie percussive qui prend peu à peu son essor, dodelinant comme un serpent dressé à la verticale. Une incantation inintelligible filtrée par le bec du saxophone prend enfin corps dans Tsetse, titre le plus « rock » du lot dont le riff central rappelle la bande-son composée par NLF3 pour accompagner Le Golem, de Paul Wegener, un classique du cinéma muet. Interprétée aux côtés du finno-américain Erik Minkkinen (Sister Iodine, Antilles), guitariste noise et sorcier de l’électronique, elle fit l’objet de nombreux ciné-concerts en France et à travers le monde.

Ce n’est donc pas un hasard si l’on retrouve Minkkinen aux manettes du mixage, révélant des textures nouvelles par un subtil jeu de balancier d’une piste à l’autre. A l’image de cette quête d’une musique visionnaire et extatique, la pochette est signée de l’artiste peintre japonaise Yu Matsuoka, dont la myriade de touches de couleurs offre la vision d’un paysage privé de contours. Du plancher des vaches au cosmos, cette arche de Noé sonore nous rappelle à la splendeur d’un monde en voie d’extinction, et sonne à l’issue des confinements successifs comme une ode aux grands espaces. Espérons que ce disque d’apatrides puisse contribuer à éloigner le mauvais sort et à remettre le cap sur ce qui peut faire de chacun d’entre nous des êtres éveillés, dans un monde qui ne nous a pas attendu pour faire éclore la beauté.

Julien Bécourt

TRACKLIST
1 – Bamboo Stick Shop  2 – Cow Face Posturing  3 – Birds Riding On Top Of Trucks
4 – A Charming Snake Pit  5 – Tsetse

LIEN D’ECOUTE EN STREAMING (SOUNDCLOUD)
https://bit.ly/349oy4I

CREDITS DE L’ALBUM

Shane Aspegren : drums, percussions
Nicolas Laureau : sitar
Jérôme Lorichon : oscillators, spacedrums, effects
Quentin Rollet : saxophone
Recorded and edited by Johannes Buff
Mixed by Johannes Buff, Nicolas Laureau & Erik Minkkinen

Mastered by Fabrice Laureau
Artwork by Yu Matsuoka